dimanche 17 octobre 2021

La cascadeuse des nuages, l’échec d’un hommage


             Le hasard a mis entre mes mains un joli petit livre « la cascadeuse des nuages ». Il avait tout pour me plaire, une très belle couverture, un thème historique rarement traité en littérature jeunesse, une histoire prometteuse. J’ai vite déchanté à la lecture des premiers chapitres. Je suis ressortie du récit avec un sentiment mitigé, heureuse d’avoir appris le parcours hors norme de l’aviatrice Elise Deroche, extrêmement déçue que l’auteur se soit sentie dans l’obligation de bouleverser la biographie de cette femme.

I : Une Elise Deroche romanesque

            Le roman de Sandrine Beau concentre son récit sur une période charnière de la vie d’Elise, 1909/1911. Première femme à obtenir son brevet de pilote, elle n’est pas un personnage anecdotique de l’aviation. L’ouvrage présente une jeune femme vive, décidée et passionnée. Le récit la présente comme une actrice de théâtre, sculptrice à ses heures perdues, l’aviation venant rejoindre ses multiples passions. Elle rencontre, sur les toits de Paris, Charles Voisin, qui devient son compagnon en plus de l’initier au pilotage lors de ses premiers vols. Une histoire d’amour digne d’un film sentimental à l’ancrage historique douteux.

            Le livre décide de cibler deux thèmes précis, d’une part la misogynie qui frappe Elise aussi bien dans sa famille que sur le terrain d’aviation d’Issy-les-Moulineaux ; d’autre part la folle passion pour les as de l’aviation qui saisit alors les foules dans le monde. Si le premier volet est traité sans subtilité, l’autre volet est intéressant. On met nos pas dans ceux d’Elise, découvrant l’aviation, encore balbutiante. Le livre permet de rappeler cette époque vieille d’un siècle où les avions n’étaient que de toile et de bois. C’est aussi l’époque des accidents, dont l’héroïne principale s’avère être une victime. Il y les chutes d’appareils dues à des problèmes techniques et celles dues à des sabotages. C’est cette dernière configuration que choisit d’exploiter Sandrine Beau pour tenter de créer un suspense autour d’un terrible accident qui est réellement arrivé à Elise Deroche.

            Le livre s’organise autour d’un récit à deux voix. Les chapitres alternent entre Anatole, le petit frère de huit ou dix ans le cadet de l’aviatrice, et les écrits fictifs d’Elise. Fluide mais déroutant par le changement de ton, l’idée est tout de même correctement menée. Voici donc le drôle d’objet qui semble vouloir sortir de l’oubli la figure de cette aviatrice hors-norme.

II : De Raymonde à Elise, deux visages pour une seule femme ?

            Après avoir lu un livre ayant quelques prétentions biographiques, j’aime bien aller creuser un peu pour en savoir plus. Le roman Corentine avait déjà fait les frais de cette démarche, souvenez-vous. Je fais encore plus attention lorsqu’il s’agit d’un livre que je compte conseiller à mes élèves. Malheureusement pour « La cascadeuse des nuages » ce n’est pas un fossé qui sépare la réalité et le personnage de roman, c’est un océan. Commençons par les dates, qui semblent poser problème à l’éditeur. Le site de l’éditeur annonce « Élise Deroche naît en 1900, à l’aube du 20e siècle. ». Sans avoir la bosse des maths on se demande dans ce cas comment elle pourrait avoir la vingtaine lors de son accident en 1910. Passons, la personne qui a rédigé la quatrième de couverture n’a peut-être pas lu le livre. Ce serait un comble pour une importante maison d’édition. L’acte de naissance d’Elisa Léontine Deroche (n°2247 au archive de Paris 4E 2957) signale qu’elle est née le 22 août 1882. Une date que pourtant l’auteur semble connaître puisqu’elle la mentionne sur sa page facebook. Omettons ce détail qu’est la date de naissance, serait-ce si important dans un ouvrage à prétention biographique ? 

            Dans le roman Elise Deroche est jeune et libre. Son frère lui prête une série de compagnons mais ne mentionne ni mariage ni enfant. Au moment de son départ du domicile parental sa mère s’inquiète de savoir si sa fille est enceinte. L’Elise du roman n’a pas d’enfant. Pourtant la véritable Elise Deroche s’est mariée le 4 août 1900 à Léopold Thadome. Le mari était trop encombrant pour ce récit ? Il est vrai qu’Elise a divorcé en 1909, se remariera en 1915 et divorcera à nouveau en 1917. Deux divorces pour l’époque c’était loin d’être banal, ça n’aurait pas nui au roman. Admettons qu’au moment de la rédaction, Sandrine Beau ait pris le parti de se dire que ce roman se déroulait dans la période où Elise n’était plus mariée avec personne, sa vie maritale pouvait donc bien être rayée de la carte.

            Pourtant Elise Deroche accordait de l’importance à cette vie familiale. On dit qu’après le décès de sa fille Raymonde, elle prit son prénom comme appellation d’usage et devint Raymonde De Laroche. C’est sous ce nom là qu’elle devint la cascadeuse des nuages. Le personnage de roman n’a pas d’enfants. Pourtant une femme ayant été mère de famille se lançant dans l’aviation ce n’est pas courant non plus en 1910.

            Voici quelques éléments qui me chagrinent, pourquoi avoir repris un personnage réel pour ne même pas tenir compte de la chronologie de sa vie ? Il me semble que c’est un squelette minimum quand on prétend s’inspirer d’un personnage ayant réellement existé.

III : Un ouvrage biographique limité ou faussé ?  

            Je me suis penchée sur le deuxième personnage principal de ce roman Anatole Deroche. J’ai farfouillé dans les archives pour savoir ce qu’il était advenu de ce trop moderne petit frère. Rien. De fil en aiguille je suis tombée sur le travail d’Eric Mazeas, arrière petit neveu de l’aviatrice. Il a réalisé un magnifique travail, qui mériterait de se muer en livre. Il a recoupé la mémoire familiale, les archives de l’état civil et la presse pour dresser un portrait illustré et étayé de sources historiques sur le parcours d’Elise Deroche. Une grande partie de ce travail est librement accessible en suivant ce lien, sur Geneanet. Vous y trouvez une chronologie détaillée de la famille Deroche. Ce que vous n’y trouverez pas ? Anatole Deroche. Elise n’avait qu’une sœur aînée, absente du roman. Il y avait bien un petit garçon dans la vie d’Elise dont le cœur aurait pu battre au rythme de ses exploits, André son fils, sept ans lors de l’accident de 1910. Il n’y assista pas, contrairement au fictif Anatole.


Dans le roman comme dans la vie Elise est aussi une conductrice d'automobile avertie.

            Autre élément surprenant, le père d’Elise est présenté dans le roman comme opposé aux projets de sa fille. C’est dommage d’avoir retenu ce cliché du père de famille du XIXe siècle forcément ancré dans une vision passéiste de la femme. En effet, on ne retient aujourd’hui aucune trace d’une quelconque opposition de Charles. Les archives familiales ne suggèrent aucune rupture entre le père et sa fille, celui-ci aurait été plutôt curieux de ses initiatives.  

            Le livre fera aussi l’impasse sur la fin tragique des personnages, il ne faudrait pas chagriner les jeunes lecteurs. Pourtant il aurait été intéressant de souligner qu’en plus des sabotages, qui intéressent l’auteur, nombreux sont les as de l’aviation du début du siècle qui moururent dans leurs avions. Ce sera le cas de Raymonde De Laroche le 18 juillet 1919, alors qu’elle est passagère d’un petit avion. Ce ne fut pas le cas de son ami Charles qui était mort tragiquement dans un accident de voiture en 1912. Le roman n’évoque pas ces décès qui surviennent après 1911, date de fin du roman. Il y avait pourtant mille faits qu’il aurait été intéressant d’évoquer comme la réquisition de l’avion d’Elise Deroche durant la Première Guerre mondiale. Néanmoins le choix de l’auteur est clair, elle tient à faire de l’accident de 1910 le point central de son intrigue, il n’y avait donc pas forcément de raison de courir après une biographie complète. Le roman aurait pu s’appeler « Sabotage ».

Sélectionné cette année au prix des Incorruptibles, qui propose aux collégiens de récompenser un ouvrage destiné à la jeunesse, le livre va être lu par des centaines de jeunes élèves. Le nom d’Elise Deroche va donc être découvert par un grand nombre d’adolescents. Il me semble pourtant que son histoire restera toujours aussi mal connue, c’est fort dommage. Il est probable que peu de lecteurs iront rechercher le vrai parcours de Raymonde. Sa carrière, à nouveau, sera oubliée au profit d’une héroïne de roman dont on se demande bien ce qu’en aurait pensé l’aviatrice. Elle semblait vouloir vivre hors des carcans de son époque, elle voit sa vie réécrite pour correspondre aux grandes causes de notre temps.

Morale de l’histoire : Les romans centrés sur une figure féminine forte et moderne ont le vent en poupe. Néanmoins il ne faudrait pas que cet ingrédient suffise pour porter aux nues un texte somme toute historiquement très contestable. Je n’ai pas l’impression d’avoir lu le même roman que les critiques élogieuses que l’auteur collectionne sur son blog et qui louent « une bonne documentation historique ». Je sais bien qu’il s’agit ici d’un roman et que l’on est toujours amené à composer en partie avec la fiction. Pourtant l’auteur explique que « c’est une figure féminine [qu’elle] avait envie de mettre en avant », elle semble avoir la volonté de  faire connaître Elise Deroche.  Elle n’en propose qu’un ersatz. Peut-être s’agit-il d’un ouvrage de commande, dont le cahier des charges ne permettait de respecter que peu l’histoire. Après tout un auteur doit parfois gagner sa vie.

Utiliser un destin pour illustrer un combat ou une cause est tout à fait logique. Pourtant à l’heure où l’on se démène contre les « fakes news » auprès, entre autres, d’un public adolescent, il me semble important de bien établir l’intention d’un livre en tant que fiction historique ou livre d’inspiration biographique. Sinon quel message délivrons-nous ?  Si la cause est noble alors tous les artifices sont permis pour la défendre ? Nous apprenons aux plus jeunes qu’un exemple s’accommode à la sauce qui nous convient. Un dossier documentaire en fin de volume aurait permis aux lecteurs d’être informés des différences entre la fiction et la réalité historique, sans nuire à l’écrivain.   

 Garderai-je la référence sous le coude ? Uniquement si j’ai un jeune passionné d’aviation mais en prenant toutes les précautions nécessaires. Je me rends compte, à cette occasion, que ma bibliothèque est bien pauvre en romans pour la jeunesse sur les pionniers de l’aviation. Je suis donc preneuse de vos références préférées dans ce domaine, n’ayant qu’A l’assaut du ciel de Philippe Nessmann. 

Je vous souhaite de bonnes lectures.

A bientôt pour d’autres découvertes.

Mes remerciements vont en particulier à Eric Mazeas pour ses réponses rapides, précises et largement documentées. Il a fourni la photographie d'Elise présente dans cet article. 

 

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